world is just a time bomb

Vivre mon enfance et mon adolescence à Bâton-Rouge avec mes parents n’a probablement pas été propice à l’ouverture de mon esprit. J’ai quelques difficultés à croire qu’entrer en contact avec l’au-delà est envisageable, pour moi, la mort n’est pas seulement un horizon, c’est plutôt un repos éternel, un truc dont on n’a pas idée. Et puis, lancer des sorts, maudire, bénir, c’est tellement abstrait que ça me fait plus penser à des contes de fées qu’à autre chose. Mais je dois admettre que depuis que j’habite ici, à Kentwood, j'ai tout de même fait apparaître quelques perspectives. Dans cette ville plus qu’ailleurs, on perpétue ces croyances un peu folles qui peuvent sembler surréalistes, et c’est surement pour cette raison que j’ai commencé à m’y intéresser. Les faits sont là, selon certains, mais j’ai besoin de preuve. J’ai besoin d’être témoin de quelque chose, sans ça, c’est que du vent. J’essaye de tenter la chance, parce qu’une partie de moi veut y croire, veut comprendre et veut s’intégrer. Je travaille au Spells and Fire dans l’espoir d’être au cœur même des événements, les clients n’y entrent pas par hasard et parfois –je dis bien parfois– leurs histoires semblent réelles. Je me dis qu’il faudrait être sacrément atteint pour inventer des récits pareils, mais si mes quelques années d’existence m’ont appris quelque chose, c’est bien qu’on reste continuellement surprit par l’être humain.

• Nathaniel n’aime pas particulièrement parler de son père. Et il n’aime pas non plus parler de politique, car les deux sujets sont contre toute attente intimement liés. Jake Hayworth faisait partie d’un groupe de radicaux nommés « les veilleurs de nuits ». Personne ne savait combien ils étaient, mais ils luttaient en hommage à un idéal de liberté, se battaient pour délivrer les hommes. Ils se voulaient introuvables et arrivaient d’ailleurs à l’être, quand bien même ils étaient recherchés par tout le monde pour de nombreux attentats anarchistes. Nathaniel n’étant pas très doué en improvisation, lorsqu’on le questionne à ce sujet, il se contente de feindre le détachement.

• Il a lu des milliers de livres. Du plus reconnu au plus insignifiant, et il est capable de reconnaître n’importe quelle citation, qu’elle soit lancée au hasard d’une conversation ou utilisée dans un contexte particulier.

• Nathaniel est allergique aux arachides. Mettre du beurre de cacahouètes sur ses tartines le matin ou arroser sa pâte à gâteau d’huile d’amende douce serait d’efficaces manières d’attenter à ses jours. Il lui est arrivé d’en ingérer par mégarde (sa gorge a enflé et ses voies respiratoires se sont bouchées), il ne souhaite pas réitérer l’expérience.

• Adolescent, il faisait partie d’un groupe de rock qui s’appelait « Devil’s Grasshoppers ». Il s’occupait du chant et de la guitare, d’ailleurs il lui reste quelques notions bien qu’ils n’aient jamais connu le succès.

• Bien qu’étant d’apparence calme et détendu, Nathaniel est l’un de ceux qui ne supportent pas d’être soumis à une quelconque forme d’autorité. C’est simple, les ordres, il refuse catégoriquement d’en recevoir, et s’il s’agit de lui faire une remontrance, mieux vaut être certain des propos avancés, car le jeune homme a tendance à s’emporter facilement. Certains diraient qu’il ne prend pas assez le temps de la réflexion avant d’entreprendre une action qui pourrait entraîner des conséquences tandis que d’autres affirmeraient que ses coups de sang nécessitent d’être soignés par une personne compétente.

Nathaniel quitta la boutique tardivement après avoir aidé sa collègue à ranger des tas de boites étranges qui avaient mystérieusement manqué d’être étiquetées correctement. Le jeune homme était pourtant certain de n’en avoir oublié aucune la dernière fois qu’il avait entreprit de fixer les prix, mais les faits étaient ce qu’ils étaient, et un carton entier de bizarreries telles que boussoles, bâtons d’encens et pierres précieuses était resté hermétiquement clos après son passage. Il songea à rentrer chez lui pour se préparer un bol de nouilles chinoises déshydratées, mais c’est en se dirigeant vers la rue principale qu’il décida de faire un saut chez Eat with Joe en espérant que le petit restaurant était toujours ouvert. Arrivé devant l’entrée, Nathaniel fut satisfait de constater que les lumières étaient toujours allumées bien qu’il ne put distinguer aucune silhouette humaine derrière les immenses vitres de l’endroit qui été réputé comme étant celui qui préparait les meilleurs hamburgers. D’ailleurs, il méritait amplement ce titre. Le jeune homme se souvenait encore de la dernière fois où il avait mangé là, savourant ses frites accompagnées d’une délicieuse sauce barbecue. Réitérer l’expérience ne serait donc certainement pas un supplice.

Il poussa lentement la porte et s’engouffra à l’intérieur, la chaleur le submergeant immédiatement. Comme il l’avait précédemment remarqué, aucun client n’était présent, pas même quelques habitués venus simplement pour siroter deux ou trois pintes de bières. Nathaniel arqua un sourcil devant cette absence totale de vie humaine, marquant ainsi son incompréhension. Il retira néanmoins sa veste et la posa à côté de lui tandis qu’il s’asseyait sur une banquette, de plus en plus affamé. Les secondes passèrent, et le jeune homme finit par croire que la porte demeurée ouverte à cette heure tardive se révélait être une erreur de la part de la dernière serveuse ayant quitté les lieux. Il se mit à tapoter frénétiquement l’aluminium froid de la table avec ses doigts, impatient, presque nerveux. Sans trop savoir pourquoi, cette situation le mettait mal à l’aise.

Puis tout à coup, alors qu’il ne s’y attendait plus, des bruits de pas se firent entendre en provenance de l’arrière du bâtiment, derrière le comptoir. Une jeune fille toujours en tenue de service s’affairait à nettoyer les moindres recoins qui passaient à sa hauteur à l’aide d’un chiffon qui semblait avoir connu des jours meilleurs. Elle était certainement nouvelle, car Nathaniel était certain de ne l’avoir jamais rencontrée dans les parages, ni même en ville. Peut-être venait-elle d’arriver à Kentwood et s’était-elle dénichée ce job de serveuse à plein temps pour se payer une nouvelle vie. Spéculations mises à part, elle ne semblait pas l’avoir remarqué outre mesure. Il décida qu’il était plus prudent de faire immédiatement valoir sa présence avant qu’il ne l’effraie sans le vouloir. Il s’éclaircit la gorge, fixant la jeune femme d’un air contrit.

« Hum hum ? »

Elle leva les yeux vers lui, nullement surprise et plutôt franchement blasée. Nathaniel pinça les lèvres devant un accueil aussi rude. Après tout, si elle avait terminé son service, elle aurait du fermer la porte, ceci lui aurait entre autre évité d’être importunée.

« Excuse-moi, c’est encore possible de commander ? » Questionna-t-il.

« Faut croire que ouais, si je suis encore là à me balader avec ce tablier à deux balles. » Répliqua-t-elle d’une voix rauque qui se répercuta légèrement contre les murs.

Elle déposa d’un geste le chiffon sur son épaule avec grâce, comme seuls les barmans et les serveurs savaient le faire et s’approcha de lui d’un pas lent mais étonnamment silencieux. Si tout à l’heure, sa présence s’était trahie par le bruit de ses chaussures sur le carrelage, elle se déplaçait à présent pieds nus, ses orteils déployés et vernis d’un rouge sombre. Nathaniel esquissa un sourire malgré lui. Lorsqu’elle s’arrêta à son niveau, le jeune homme s’attendit à ce qu’elle sorte un bloc note de nulle part comme il voyait souvent les gens le faire à la télé, mais elle se contenta de s’appuyer sur l’une de ses paumes et d’attendre qu’il daigne passer commande. Il se passa une main sur le front, et, perdant ses moyens devant tant d’assurance, oublia la moitié de ce qu’il désirait en réalité.

« Je vais prendre des frites et… et… et un verre d’eau. » Énonça-t-il en entrelaçant ses doigts.

« Déconne pas ! Tu vas pas me faire ce coup-là ! Si tu voulais des putains de frites, t’avais qu’à les sortir de ton congélateur ! J’y crois pas… » S’exclama-t-elle en plaquant ses poings contre ses hanches.

« Non mais t’es quoi, toi, la rabat-joie de service ? » Répondit-il du tac au tac.

Elle émit un petit rire étranglé avant de reprendre.

« Non, je suis la serveuse épuisée que tu viens emmerder à onze heure du soir. Allez va-t-en, si tu veux de l’eau, t’as qu’à boire de la pluie, certains n’ont pas le choix. » Dit-elle en tournant les talons.

Le jeune homme se leva, prêt à la suivre jusqu’à l’arrière du comptoir s’il le fallait.

« Hé, t’es nouvelle ici, non ? Je t’avais jamais vue avant. » Demanda-t-il, espérant détendre l’atmosphère et ainsi rendre les choses plus propice au service de sa nourriture.

« Oh, comme c’est attendrissant, voilà que j’ai le droit au discours pathétique typique de l’habitant du bayou. Je suis nouvelle, ouais, t’as deviné, mais ça m’oblige pas à accepter d’être traitée comme une esclave. »

« Wow, wow, d’où ça vient ça ? Je t’ai demandé de me faire des frites, pas de me fabriquer des chaussures ! » S’exclama-t-il, de plus en plus déconcerté.

« Frites, chaussures, même combat. » Conclut-elle.

C’était l’une de ces phrases stupides que Nathaniel détestait, l’une de ses phrases qu’on utilisait lorsqu’on se fichait éperdument de l’avis de son interlocuteur, et qu’on voulait éviter à tout prix de poursuivre une conversation. Pour le jeune homme, c’était en quelque sorte le comble de l’impolitesse. La jeune femme se remit à frotter l’étendue du comptoir qui créait une sorte de frontière entre eux. Il était peut-être temps de jouer d’autre carte.

« Oh tiens, tant qu’à faire, met donc un de ces parasols en papier miniatures dans mon verre. » Argua-t-il avec un sourire en coin.

« Tu sais à quel autre endroit tu pourrais le mettre, ce parasol miniature ? » Répondit-elle, d’un sourire franc de son côté.

« Dis-moi au moins ton nom ? » Tenta-t-il vainement.

« Et mon groupe sanguin aussi ? » Riposta-t-elle.

Pendant une minute, ils laissèrent le silence s’installer, n’échangeant plus aucune parole, jusqu’à ce que la jeune femme ne se mette à souffler. Un long soupir de résignation qui sortit brusquement Nathaniel de sa torpeur.

« Je m’appelle Jazz. T’es content ? » Lâcha-t-elle dans un murmure.

Il acquiesça d’un signe de tête, et se dirigea vers la banquette où il s’était assis quelques instants plus tôt afin de récupérer sa veste. Cette échange avait été épuisant, mine de rien, et le jeune homme n’avait plus qu’une envie, retrouver le calme de sa maison et avaler cet à présent bienvenu bol de nouilles. Mais alors qu’il refermait les doigts sur le tissu de son vêtement, il entendit derrière lui le petit rebondissement caractéristique de pieds sur du carrelage et se retourna. Jazz se trouvait devant lui, débarrassée de son uniforme, ses chaussures à la main.

« Peut-être que tu pourrais venir chez moi ? » Demanda-t-elle en le regardant par-dessous ses cils.

Nathaniel se surprit à répondre par l’affirmative.